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  • Photo du rédacteurCamille Prost

Partition, concert, disque : mais où est l'œuvre musicale ?

Dernière mise à jour : 15 mars 2023

Vous l'attendiez avec impatience, voici le dernier article de la trilogie philosophique proposée par Thomas Mercier-Bellevue. Il prône une analyse esthétique, je suis une grande adepte des théories ontologiques : le débat est ouvert !


En 1964, le pianiste canadien Glenn Gould décide d’arrêter son activité de concertiste pour se consacrer exclusivement à la pratique de l’enregistrement. À rebours de certaines images d’Épinal faisant de la scène le lieu par excellence où la musique résonne en communion avec son public, l’espace scénique est abandonné au profit de l’espace du studio. Le disque semble remplacer le concert.

Bien que singulière et non généralisable (sujet au trac, Gould a toujours détesté les concerts), la trajectoire de l’interprète des Variations Goldberg est peut-être révélatrice d’un changement de focalisation. Dans la musique classique seulement ? Pas sûr : deux ans seulement après Glenn Gould, les Beatles décident eux aussi d’arrêter les concerts. Les cris des fans couvraient la musique, et les possibilités limitées dont ils disposaient sur scène (deux guitares une basse une batterie trois voix) ne satisfaisaient plus leurs ambitions musicales. C’est le studio et non la scène qui pourra faire exister une musique à la hauteur de leur imagination.

Les Beatles en studio.


Ces choix des artistes ont leur pendant du point de vue de l’écoute : comment interpréter que, dans les musiques populaires comme dans les musiques savantes, le lieu d’existence et d’expérience privilégié de la musique se soit déplacé de l’espace public de la salle de concert à l’espace privé du disque (ou du Mp3) qu’on écoute chez soi ? Ce déplacement a-t-il la même signification dans le cas des musiques populaires que dans le cas des musiques savantes ?


1. La musique classique : une musique écrite ?

Pour répondre à cette question, il est possible de s’en remettre à une branche de la philosophie qu’on appelle l’ontologie (du grec ontos = l’être, l’essence, et logos = le discours). L’ontologie de l’œuvre musicale cherche à déterminer la nature de ces objets singuliers que sont les morceaux de musique. Ainsi, le philosophe français Roger Pouivet estime que musique classique et musique de masse diffèrent non pas par leur valeur mais par leur fonctionnement ontologique. À l’instar d’une pièce de théâtre, une œuvre classique est ontologiquement double ; elle procède en deux étapes bien distinctes : la partition et l’exécution. Cette dualité donne au concert une valeur paradoxale : si seule l’exécution permet de faire exister l’œuvre pour les auditeurs, c’est en dernière analyse la partition qui assure la fixation, la conservation et l’unité de l’œuvre – au point que certains vont jusqu’à dire qu’en tant que musique écrite, la musique classique est une musique qui s’adresse à l’œil plutôt qu’à l’oreille !

De la même façon qu’un texte de théâtre peut donner lieu à une infinité de mises en scènes possibles (plus ou moins bonnes, plus ou moins fidèles), les exécutions d’un morceau de musique seraient toujours secondes et contingentes par rapport à l’autorité que représente la partition. L’exécution reste une interprétation (toujours personnelle, contestable, corrigible) de cette vérité ultime qu’est la partition. Secondes, les exécutions sont toutefois indispensables à l’existence du morceau en tant qu’objet sonore, et donc esthétique (c’est-à-dire donné dans la sensation et susceptible de plaire aux sens).

Si l’on suit ce schéma, l’enregistrement s’éloigne de l’œuvre d’encore un pas : il n’est que la captation d’une exécution de l’œuvre. Avoir un disque de la Symphonie Écossaise (1842) de Mendelssohn chez soi, ce n’est pas posséder l’œuvre, c’est posséder une captation (elle aussi contingente : le placement des micros ne favorise-t-il pas les bois au profit des cordes ? Sur cette version au contraire on n’entend que les cuivres !) d’une interprétation de l’œuvre.

Enregistrement d’un orchestre au studio Abbey Road 1 .


2. L’enregistrement entre vérité et artifice

Du point de vue de Roger Pouivet, les œuvres de musique de masse fonctionnent tout différemment. Ce qui fixe une œuvre pop ou rock, ce n’est pas une partition (la plupart des musiciens rock ne savent d’ailleurs pas écrire la musique), mais un enregistrement. Nées avec les techniques de diffusion de masse (radio, disques, MP3), ces musiques sont intrinsèquement liées à la phonographie, et donc à l’espace du studio. Par exemple, « Lucy in the Sky with Diamonds » (1967) des Beatles, telle qu’elle est fixée sur disque pour l’éternité et rendue accessible à nos oreilles, n’est pas une composition sur partition qui aurait par la suite été arrangée et enregistrée, ce n’est pas non plus la captation d’une exécution de la chanson par les Beatles.

L’œuvre, c’est l’enregistrement-même. La tampoura, l’orgue, le travail de déformation sur la voix de John Lennon, tout cela constitue l’œuvre : il ne s’agit pas de l’habillage superflu a posteriori d’un morceau qui lui préexisterait. L’arrangement est ontologiquement indissociable de l’œuvre dans la mesure où c’est l’enregistrement qui identifie l’œuvre.

Entre musiques savantes et musiques de masse, la focalisation s’inverse : dans un cas, l’enregistrement est second par rapport au concert, dans l’autre c’est l’enregistrement qui prime. Roger Pouivet attribue cela aux deux fonctions que peut avoir l’enregistrement :

- l’« enregistrement véridique » vise à retranscrire le plus fidèlement possible un événement sonore : l’enregistrement a alors une valeur quasi documentaire, comme dans la pratique des ethnomusicologues qui cherchent à garder une trace de ce qu’ils ont entendu.

- l’« enregistrement constructif » crée de toutes pièces un événement sonore qui n’aurait peut-être pas pu exister sans médiation technique : en 1947, « Confess » de Patti Page est ainsi l’une des premières chansons à entièrement devoir son existence au studio : la chanteuse faisant elle-même ses propres chœurs dans le cadre d’un jeu de questions / réponses, il lui serait impossible de l’interpréter sur scène.

Si on suit cette typologie, les musiques de masse seraient du côté de l’enregistrement constructif, tandis que la musique classique serait du côté de l’enregistrement véridique.


3. Contre l’ontologie : l’esthétique...

Toutefois, cette bipartition entre musique de masse et musique classique n’est-elle pas schématique, voire contre-intuitive ? Mixés, arrangés, parfois même montés, les enregistrements de musique classique ne sauraient se réduire à la captation d’événements sonores existant en-deçà de l’enregistrement, et dont la pureté constituerait la vérité. Inversement, dans les musiques de masse, la vérité d’une chanson peut parfois se jouer dans un enregistrement acoustique dépouillé plutôt que dans la richesse chamarrée des sons de studio. Par ailleurs, dire que le concert est second par rapport à l’enregistrement va peut-être à l’encontre d’une culture rock très attachée à l’énergie scénique.

À revers de l’écueil de la schématisation, ne devons-nous pas envisager que la valeur des différents supports musicaux dépendrait non pas de leur statut ontologique, mais de ce qu’ils permettent du point de vue esthétique – c’est-à-dire du point de vue du plaisir sensoriel qu’il procure ? De ce point de vue, il faut considérer la diversité de ce qu’Adorno nomme nos « attitudes musicales ».


L’expert, le mélomane, le mondain, l’émotif, et le distrait n’ont pas les mêmes attentes à l’égard de la musique, et il n’entretient pas le même lien avec l’objet – le support par lequel il accède à l’œuvre. Si le fan s’enthousiasme d’être mis en présence de son idole à la faveur du concert, l’expert, de son côté, bénira l’enregistrement de lui autoriser les retours en arrière propices à une écoute analytique. Celui qui écoute de la musique en fond sonore de sa journée de travail se contentera de laisser défiler une playlist radio...

Au lieu de chercher où est la vraie œuvre, nous devrions peut-être interroger les différents supports musicaux comme autant de possibilités de s’impliquer dans la musique, de s’y engager, d’entrer en contact avec elle.


Thomas Mercier-Bellevue


Petite bibliographie pour aller plus loin...

  • ADORNO Theodor, « Types d’attitude musicale », dans Introduction à la sociologie de la musique, 1962.

  • GOODMAN Nelson, Langages de l’art : une approche de la théorie des symboles, 1968.

  • POUIVET Roger, L’œuvre d’art à l’âge de sa mondialisation. Un essai d’ontologie de l’art de masse, 2003.

  • POUIVET Roger, Philosophie du rock. Un ontologie des artefacts et des enregistrements, 2010.

  • PROST Camille, Une ontologie du quatuor à cordes. Philosophie de la musique pour quatre instrumentistes, thèse soutenue à l'Université de Lille le 15 décembre 2014, aujourd'hui consultable en accès libre ici : https://www.theses.fr/2014LIL30058

  • SZENDY Peter, Écoute. Une histoire de nos oreilles, 2001.


Pour lire (ou relire) les deux autres articles de Thomas Mercier-Bellevue :



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