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  • Photo du rédacteurCamille Prost

Du classique au folklorique : à qui s’adresse la musique ?

Dernière mise à jour : 15 mars 2023

Voici le second article rédigé par le philosophe Thomas Mercier-Bellevue... Il fait suite au premier intitulé "La musique classique est-elle sérieuse ?" Articulons joyeusement la musique et la philosophie en ce début d'année. Vous savez que ce sont les deux piliers de Calamus Conseil...


Dans sa Lettre sur la musique française (1753), le philosophe et compositeur Jean-Jacques Rousseau oppose la musique française à la musique italienne. Pourtant si proches géographiquement, ces deux traditions musicales différeraient radicalement, au point que les musiciens italiens « n’ont jamais pu reconnaître ni phrases ni chant [dans la musique française] ; ce n’était pas pour eux de la musique qui eut du sens, mais seulement des suites de notes placées sans choix et comme au hasard. »

À en croire le penseur genevois, il semble que chaque peuple ait sa propre musique – liée à son « caractère », à la constitution politique sous laquelle il vit, à sa langue. À l’instar de ces Italiens insensibles à la musique française, la musique d’un peuple serait-elle inintelligible, voire inaudible pour les autres peuples ? Certaines musiques seraient-elles plus faciles d’accès que d’autres, voire universellement accessibles ? Si chaque genre musical s’adressait à la sensibilité d’un peuple en particulier, quel serait le peuple de la musique classique ?


1. À chacun sa musique ?

La relation d’appartenance exclusive entre une tradition musicale et « son » peuple est éminemment incarnée par les musiques dites « folkloriques » (du saxon volk qui signifie ‘peuple’). Celles-ci se caractérisent par le fait qu’elles sont indissociables du peuple qui les a vues naître, ce à au moins deux égards. (a) Du point de vue de la création, elles sont composées, écrites et interprétées par des représentants de ce peuple. À ce titre, elles « constitue[nt] une représentation des structures sociales et exprime[nt] la cohérence d’une civilisation et de ses idéaux. » (b) Du point de vue de la réception, elles sont parties prenantes de pratiques et d’événements sociaux ou religieux dont elles sont le support. On peut aller jusqu’à dire que la musique folklorique « se dissout entièrement à l’intérieur des contextes qui l’englobent et lui donnent sa raison d’être ». Ce lien qui unit les musiques folkloriques au peuple et au lieu d’où elles naissent est censé être exclusif ; et de cela émerge des injonctions éthiques : un occidental qui pratique la musique africaine sera critiqué pour la vacuité et le manque d’authenticité de sa pratique, ou accusé d’appropriation culturelle. C’est ainsi que le projet Deep Forest a été largement critiqué pour avoir utilisé des airs traditionnels sans égard pour leurs auteurs ni pour leurs contextes d’origine. Par exemple, le morceau « Sweet Lullaby » remixe un enregistrement ethnographique des Îles Salomon en faisant totalement oublier son origine.


2. Musiques folkloriques VS musiques savantes

Cette caractérisation à la fois ontologique et éthique des musiques folkloriques comme appartenant à un peuple et un territoire a plusieurs implications qui dessinent en creux une image des musiques savantes.

Tout d’abord, les musiques folkloriques seraient des musiques hétéronomes : elles ne seraient pas écoutées pour elles-mêmes ou pour le pur plaisir esthétique qu’elles procurent, mais uniquement en tant que supports d’activités sociales ou religieuses. C’est ainsi que les Bassaris (un peuple d’Afrique de l’Ouest) font intervenir la musique et la danse dans le cadre précis des cérémonies de passage entre classes d’âge, et uniquement dans ce cadre. En lien avec ces contextes sociaux, certains rythmes, morceaux ou instruments peuvent être assignés à une fonction précise, plus ou moins directement utilitaire, qui en régit l’usage et l’apparition.

Toujours chez les Bassaris, l’usage des tambours est par exemple réservé aux cérémonies en lien avec la symbolique du caméléon. En cela les musiques folkloriques s’opposent peut-être aux musiques savantes occidentales qui, émancipées de leur fonction liturgique, répondent à l’injonction à l’autonomie initiée par Kant qui estime dans la Critique de la faculté de juger (1753) que le plaisir esthétique doit être pur, désintéressé, et que l’art doit s’écouter pour lui-même, et ne pas s’abaisser en prenant part aux activités sociales.

Ensuite, le lien intrinsèque qui lie les musiques folkloriques à leur peuple implique leur caractère quasiment incompréhensible, voire inaudible pour toute oreille étrangère. C’est ainsi que, dans ses Leçons sur l’esthétique (1938), le philosophe Ludwig Wittgenstein s’interroge : que puis-je comprendre de la musique africaine sans partager les croyances qui les structurent, les rites à l’occasion desquelles on les joue ? Il est toujours possible, en musicologue avisé, d’en étudier les rythmes, les harmonies, les mélodies, mais leur cœur m’échappera toujours ; ne serait-ce que parce que je ne peux qu’en rester à cette compréhension réflexive, extérieure. À l’inverse, faut-il considérer les musiques savantes comme un langage universel accessible à tout un chacun indépendamment de tout bagage

culturel ou ancrage territorial ? C’est ce fantasme que formule Beethoven lorsqu’il met en musique l’Ode à la joie de Friedrich Von Schiller, poème qui appelle de ses vœux l’unité de l’espèce humaine : « tous les humains deviennent frères, s’exclame le poète, lorsque se déploie ta douce aile de la joie ».


3. Des traditions pas si différentes ?

Faut-il pour autant considérer une différence radicale entre d’une part des musiques folkloriques totalement fermées sur elles-mêmes, et d’autre part le langage universel mais sans attache des musiques savantes ?

D’une part, un tel cloisonnement minore le fait que la musique savante occidentale était encore récemment une musique circonstancielle – liturgique ou festive –, et non pas un pur objet de contemplation autonome. Comme le souligne Wittgenstein, la musique de Johann Strauss II est ainsi étroitement liée aux mœurs, aux coutumes et à la sociabilité spécifique de la bourgeoisie et de la noblesse viennoises. C’est autour de la valse que se jouent les alliances, les affaires et l’appartenance à la classe dirigeante. La musique et la danse sont ainsi le support d’un ensemble complexe de pratiques et de représentations sociales.

D’autre part, il ne faut pas ignorer l’influence des musiques folkloriques sur les musiques savantes. C’est ainsi qu’à partir du 19ème siècle, notamment, les traditions musicales populaires sont mobilisées par les compositeurs comme autant de forces revitalisantes à l’appui de musiques savantes victimes de leur manque d’ancrage territorial. Le compositeur Alberto Ginastera puise par exemple ses inspirations, notamment rythmiques, dans la musique traditionnelle argentine.

Ces inspirations folkloriques ont toutefois pu être le creuset d’idées nationalistes, essentialisant l’identité d’un peuple dans un rapport fantasmé à « sa » musique. C’est ainsi que Richard Wagner entendait incarner « l’Esprit allemand » dans sa musique, ce qui favorisera plus tard sa récupération par le régime fasciste.

Ce fantasme de pureté lui a été vertement reproché par son ancien ami Nietzsche, qui l’accusait d’avoir cédé à la « décadence » allemande, là où Bizet a su sauver sa musique en la nourrissant d’une « sensibilité méridionale » et d’une « gaieté africaine ». Sous la plume de Nietzsche, c’est par le métissage que Bizet échappe à la fois à la dévitalisation et à l’obsession nationaliste, et qu’il touche à l’universel !


Voir la musique comme un langage universel, cela revient à minorer les contextes d’où elle provient et qui la structurent. Mais il convient aussi de questionner les discours qui réduisent la musique à ses origines : ceux-ci ne dissimulent-ils pas des fantasmes essentialistes ? Ni créée hors-sol ni close sur elle-même, la musique doit peut-être, comme le propose Philip Bohlman, être considérée comme un carrefour et comme un lieu de rencontres.


Thomas Mercier-Bellevue


À méditer, ami.e.s artistes !








Petite bibliographie pour aller plus loin...

  • AUBERT Laurent, La Musique de l’Autre. Les nouveaux défis de l’ethnomusicologie, 2001.

  • BOHLMAN Philip, World Music. A Very Short Introduction, 2002.

  • DEHOUX Vincent & GESSAIN Monique, "La musique bassari : un parcours obligé", Cahiers d'ethnomusicologie, 5. 1992.

  • KANT Emmanuel, Critique de la faculté de juger, 1790.

  • NIETZSCHE Friedrich, Le Cas Wagner, 1888.

  • ROUSSEAU Jean Jacques, Lettre sur la musique française, 1753.

  • WITTGENSTEIN Ludwig, Leçons sur l’esthétique, 1938.

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