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Photo du rédacteurCamille Prost

L’opéra participatif : un décryptage grâce à la philosophie pragmatiste

Depuis quelques années se développent des productions d’opéra qui impliquent des enfants, des adolescents et/ou des adultes amateurs, en somme, des individus qui ne connaissent pas grand chose à la musique savante, rien à l’opéra ou très peu, et qui ne sont pas des artistes au sens professionnel du terme. Les œuvres qui les impliquent semblent donc inclure une part d’action culturelle au sein-même de leur processus créatif ; ces personnes néophytes découvrent la magie de la création d’un spectacle et toute la mécanique de précision des maisons d’opéra (répétitions musicales, puis scéniques, arrivée de l’orchestre, « scènes et orchestre », pré-générale, générale) et la grande expérience de la scène avec public ensuite… Pour que cela ait lieu, les maisons d'opéra doivent faire coexister des pôles qui jusque-là travaillaient de manière plutôt séparée : la technique et la médiation.

Pourquoi ?

Selon quelles modalités ?

Quels sont finalement les enjeux économiques, politiques et esthétiques de ces nouvelles formes d’opéra participatif ?

En quoi la philosophie pragmatiste peut-elle nous donner des clefs pour appréhender ces phénomènes ?


Des enjeux économiques et politiques

En France environ 82% de la population n’a aucun lien avec la musique classique. En 2008, seules 4 % des personnes âgées de 15 ans ou plus s’étaient rendues à un spectacle d’opéra ou d’opérette au cours des 12 derniers mois. Et parmi ces 4 % : 13 % des cadres et 1 % des ouvriers …

Aucune autre pratique culturelle ne montre de telles disparités sociales. On note également de grands écarts selon le lieu de résidence : 19 % des parisiens vont à l’opéra au cours de l’année contre 3 % des habitants en milieu rural. Les résultats des enquêtes successives montrent un vieillissement continu et marqué du public de l’opéra. Les chiffres datent d’il y a quelques années mais rien n’a changé. Pourtant…

Pourtant, cela fait des décennies que la médiation culturelle existe, des années que les écoles, les collèges, les lycées et les étudiants viennent à l’opéra. L’État et les collectivités territoriales dépensent beaucoup d’argent pour élargir ce public : « niche » ; « public d’initiés » ; « public vieillissant » … Faire vivre l’opéra, l’ouvrir aux plus grand nombre apparait donc comme une nécessité politique et économique.

Comme toutes données statistiques, ces données peu réjouissantes nivellent toutefois des différences non négligeables entre les territoires et il semble qu’il faille ici apporter de la nuance à ces premiers éléments d’analyse. Ce qu’il est notamment important de rappeler, c’est que lorsque l’opéra vient au public et ne demande plus que le public vienne à lui (par exemple dans le cas des représentations en plein air, des diffusions sur grand écran à l’extérieur des salles de spectacles), les passants, les curieux sont surpris de constater que ce type de spectacle leur parle et leur dit quelque chose du monde d’aujourd’hui.

Ils en redemandent, à condition que ce soit à l’extérieur… Pourquoi ?


Ethos et topos ou l’infranchissable

C’est que l’opéra est aussi un espace… Un espace hiérarchisé, pensé initialement pour être le reflet d’une société inégalitaire, un espace bipolarisé (salle/scène), un espace qui effraie beaucoup, symbole de richesses, de distinctions, de privilèges aussi. Un espace qui crie haut et fort « ce lieu n’est pas pour toi ».

La barrière est infranchissable, toutes les équipes de médiation qui travaillent dans un théâtre à l’italienne, vous le diront. C’est d’ailleurs pour cela que la visite d’un opéra de ce type est à double tranchant ; alors qu’elle est sensée désacraliser le lieu, elle peut tout aussi bien être vécue par le primo-spectateur comme le moment de la rupture, l’instant du non-retour ( "je suis là à titre exceptionnel", "venir ici déclenche en moi une sensation d’imposture"," j’aurai au moins mis les pieds ici une fois dans ma vie", etc.)

Pourtant l’opéra est essentiellement politique, au sens où il dit le peuple, le monde, ses peurs, ses troubles, ses questionnements à un moment précis. L’opéra a toujours été le genre qui dit notre réalité. Il est fait pour être au cœur des débats sociétaux, pour souligner des dysfonctionnements, pour questionner… et cela à deux niveaux : par la partition (musique et texte) et par la mise en scène. C’est de l’articulation de ces deux niveaux sémantiques que naît la magie du spectacle d’art total. Depuis quelques décennies, la mise en scène assume pleinement d’être là pour proposer une lecture, une relecture, de la partition, quitte à ce qu’elle mette d’ailleurs en avant ses contradictions, voire ses aberrations comme dans Il Trionfo del Tempo e del Disinganno un oratorio de Haendel mis en scène il y a quelques années par Krzysztof Warlikowski. Les propos du Cardinal Benedetto Pamphili étaient volontairement décriés par le metteur en scène, révélant par là-même des choses de notre monde actuel : société de l’image, rapport à la vieillesse…

Il peut être utile de rappeler ici que la notion de metteur en scène, au sens où nous l’entendons actuellement, apparait au début du 20ème siècle à l’opéra. S’effectue une sorte de transfert de créativité vers le domaine de l’interprétation, parce que l’opéra devient un répertoire. Dès lors apparaît le besoin de questionner les œuvres et de faire des mises en scène nouvelles. Le sens des opéras ne cesse depuis d’être en mouvement… Les opéras d’aujourd’hui parlent d’amour, des liens parentaux, de la place des femmes, de liberté, d’esclavage contemporain, de prison et de torture, des nouvelles formes de communication, des schémas sociétaux, des réalités virtuelles, des défis technologiques…

L’opéra doit donc être au cœur de la cité, telle est sa place.

Et si la grande majorité de la population ne franchit pas les portes de l’opéra, l’opéra doit venir à elle. Dès lors, l’opéra participatif apparaît comme l’une des solutions pour ouvrir l’opéra à un nouveau public. Pour une infime poignée d’individus, me direz-vous ! Certes, mais quels ambassadeurs ensuite… Ils entraînent avec eux leur famille, leurs proches, leurs amis…

Mais l’essentiel est, en réalité, de l’autre côté du miroir… car leur présence apparaît surtout comme un moyen d’enrichir ces spectacles également, c’est ce que nous voulons démontrer.


Un exemple paradigmatique : le Monstre du labyrinthe

Le Monstre du Labyrinthe semble de ce point de vue paradigmatique : opéra participatif sur un livret d'Alasdair Middleton, (traduction française d'Alain Perroux pour les représentations en France) mis en scène de Marie-Ève Signeyrole. Créé au Festival d’Aix-en-Provence en juillet 2015, cet opéra du compositeur britannique Jonathan Dove est une commande du Festival d’Aix-en-Provence, des Berliner Philhamoniker et du London Symphony Orchestra qui réunit amateurs et professionnels puisque cette œuvre rassemble trois chœurs (enfants, adolescents et adultes amateurs) et mêle dans la fosse des musiciens professionnels et des jeunes en voie de professionnalisation.

Il avait fait sensation au Festival d'Aix et a ensuite été repris dans plusieurs villes de France, notamment à l’Opéra de Lille dans le cadre d’un dispositif d’action culturelle qui s’appelle Finoreille. Initié en septembre 2015, Finoreille est un projet d’ateliers de pratique vocale répartis dans la région Hauts-de-France, destinés aux enfants de 8 à 12 ans. C’est un projet ambitieux qui s’ajoute aux nombreuses actions déjà menées en ce sens, par les services des relations avec les publics, et soutenu politiquement, notamment par la DRAC Hauts-de-France. Ces ateliers sont dirigés par la cheffe de chœur Brigitte Rose, spécialiste des voix de l’enfant qui a une pédagogie particulière fondée sur l’écoute, le respect, la rigueur, l’apprentissage par cœur… Finoreille, ce sont aujourd’hui 18 ateliers répartis sur tout le territoire des Hauts-de-France qui accueillent 300 enfants chaque semaine.

Pour mettre en place ce réseau d’ateliers, l’opéra de Lille a dû embaucher deux personnes supplémentaires au sein du service d’action culturelle : organisation des ateliers, liens avec les parents, organisation des répétitions supplémentaires au moment fort des spectacles, venues en bus à l’opéra, catering, gestion des costumes et des tenues, coordination avec l’équipe technique et la production de la maison. Cela a créé une sorte de pôle dédié à Finoreille au sien du secrétariat général de l’Opéra. Les enfants pratiquent le chant et se produisent très fréquemment dans leurs villes, dans divers évènements mais surtout à l’Opéra, à la fin de chaque saison : une année dans le cadre d’un immense concert qui réunit tous les ateliers, une autre année dans le cadre d’une production lyrique… encore faut-il trouver l’œuvre qui permette de faire chanter autant d’enfants.

Le Monstre du labyrinthe a donc été la première production lyrique pour Finoreille. Caroline Sonrier, la direction de l’Opéra de Lille, a ensuite passé des commandes à des compositeurs contemporains pour écrire des opéras pour des chœurs d’enfants aussi grands (différents chœurs, différents rôles, sur mesure …) Ces enfants-là sont marqués à vie par ce type d’expérience… mais ne dire que cela serait passer à côté de l’essentiel. L’essentiel c’est que le spectacle y gagne. L’artistique s’enrichit de la présence de ces enfants, comme d’autres mises en scène s’enrichissent de travail avec des personnes en situation précaire…

Bernard Foccroulle écrit « On a longtemps pu penser qu’ouvrir l’opéra – et plus largement le patrimoine artistique – à des personnes fragilisées sur le plan matériel, social ou de la santé, relevait d’une forme de dévouement, voire de paternalisme. A bien y regarder, c’est absolument faux. C’est au contraire une nécessité, car ces spectateurs entretiennent souvent avec l’art et l’artiste une relation beaucoup plus profonde, plus essentielle que la plupart des spectateurs habitués et « cultivés ». La fragilité même de la personne crée les conditions d’un échange qui révèle l’humanité dans ce qu’elle a de plus essentiel. Tous les artistes qui font de la musique dans un centre de soins palliatifs, dans une prison ou dans un hôpital psychiatrique vous le confirmeront : on ne sorte pas indemne de ces rencontres-là, on en reste souvent marqué à vie. Je souhaiterais que tous les jeunes artistes fassent cette expérience car cela ne manquera pas d’influencer toute leur vie professionnelle. [1]». Cela est vrai dans le cadre de la réception d’une œuvre, cela est encore plus juste dans le cas de la participation effective à une œuvre.


L’art à l’état vif de Shusterman ou les outils de la pensée pragmatiste

Richard Shusterman écrit en 1992 L’Art à l’état vif, la pensée pragmatiste et l’esthétique populaire. Son but : proposer une théorie esthétique qui reprenne les méthodes et les enseignements de la philosophie pragmatiste. Il constate que la philosophie de l’art universitaire repose sur des présupposés trop conservateurs pour comprendre l’art populaire (sous-entendu désintéressement et l’absence de finalité, conception héritée de Kant). Ses idées : rapprocher alors l’esthétique de la sphère de la praxis, rompre l’identification restrictive de l’art aux seuls beaux-arts et reconsidérer la notion d’art en libérant celui-ci du carcan qui le sépare de la vie. Il entend défendre la légitimité esthétique de l’art populaire et concevoir l’éthique comme un art de vivre. Il dessine alors un idéal socioculturel post-moderne, ou l’art soi-disant noble et l’art prétendument vulgaire trouveraient une légitimité en dehors de toute hiérarchie oppressive et s’offriraient dans l’expérience à l’état vif :


« Le titre de ce livre peut laisser perplexe : la notion d’esthétique pragmatiste semble à première vue fortement paradoxale. La pragmatique n’est-elle pas impérativement liée à la pratique, à laquelle précisément s’oppose l’esthétique quand on la définit par le désintéressement et l’absence de finalité ? Un des objectifs de ce livre est de résoudre le paradoxe et de supprimer l’opposition traditionnelle entre pratique et esthétique, en étendant notre conception de l’esthétique hors des limites que lui ont assignées l’idéologie dominante de la philosophie et de l’économie culturelle. L’esthétique apparaît bien plus riche de significations si l’on admet qu’en embrassant la pratique, en reflétant et en informant la praxis, elle concerne aussi le social et le politique. L’élargissement et l’émancipation de l’esthétique impliquent, parallèlement, que l’on reconsidère la notion d’art en libérant celui-ci du carcan qui le sépare de la vie et des formes plus populaires d’expression culturelle. L’art, la vie et la culture populaire souffrent aujourd’hui de cette identification restrictive de l’art aux seuls beaux-arts. Si je défends la légitimité esthétique de l’art populaire et si j’analyse l’éthique comme un art de vivre, c’est pour tendre vers une définition plus démocratique de l’art. »


Il peut être intéressant de faire cet effort conceptuel , non pas en intégrant à une réflexion en philosophie de l’art des objets considérés comme relavant d’art mineur, mais plutôt en introduisant au sein d’un art considéré comme extrêmement noble, l’opéra, des mécanismes relavant de l’art populaire : travail avec des amateurs, travail avec des enfants, travail avec des personnes qui ne maitrisent pas les codes du genre et pour qui l’opéra ne représente rien, ne dit rien… Ces personne sont du côté de la praxis, ils vivent l’art, le créent et l’expérimentent.

De même, certains média, certains outils, certains matériaux apparaissent aussi comme porteurs de vie : l’intégration d’une vidéo type journalistique, l’inclusion de nombreux passages parlés, récités … (qui ont d’ailleurs toujours été du côté des formes les plus populaires : singspiel, opéra comique, opera buffa…), le passage d’extraits de radio et l’ouverture à des formes issues d’autres. Ce dernier point est essentiel ; l’opéra doit être multiculturel. Comme le dit Bernard Foccroulle, le dialogue interculturel est une urgence aujourd’hui : « A condition de ne pas imposer une image ou une pratique « d’en haut », mais de rester à l’écoute des personnes et des communautés les plus fragiles et des cultures les plus minoritaires. Ceci vaut également, me semble-t-il, pour la globalité de l’héritage culturel occidental, la musique, le théâtre, la danse, les arts visuels… Le dialogue entre ces formes traditionnelles et les cultures émergentes, les cultures urbaines, les cultures extra-européennes, constitue à cet égard le plus beau défi de notre siècle. [2]»


La mouvance et la création de nouvelles formes

Cette lecture peut évidemment s’étendre à d’autres formes que l’opéra participatif. Ce dernier est emblématique de ces grands principes, mais d’autres formes sont à inventer. La parade participative d’avant-spectacle, les résidences d’artistes pour les créations dans les établissements scolaires… Ces principes inventent à une plasticité des formes artistiques : l’opéra est suffisamment « plastique » ontologiquement parant pour accueillir en son sein d’autres cultures, d’autres rapports à l’œuvre, d’autres arts (radio, vidéo, 3D…)

De ce point de vue la grande parade organisée dans le cadre de la création Orfeo et Majnun par le festival d’Aix-en-Provence en 2018 est un bon exemple. Sans jamais sacrifier l’excellence artistique, il faut prendre des risques, ouvrir, décloisonner, faire confiance, chercher l’hybridation, la confrontation, le métissage, oser l’éclatement de la forme, la pluridisciplinarité et jouer avec ce que l’on croit acquis en termes de rapports à l’espace. L’opéra doit retrouver la vie, son état vif.

Quelques liens intéressants :


[1] Bernard Foccroulle, Faire vivre l’opéra, Arles, Actes Sud, 2018, p. 73. [2] Idem, p. 120-121.

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